Editorial du N° 531 - décembre 2011 - Didier DURANDAL

 

Vingt ans de 91/440

 

« Le conseil des communautés européennes,

[…] considérant que le développement futur et une exploitation efficace du réseau ferroviaire peuvent être facilités par une séparation entre l’exploitation des services de transport et la gestion de l’infrastructure ; que, dans ces conditions, il est nécessaire que ces deux activités aient obligatoirement des comptes distincts et puissent être gérées séparément ;

[…] a arrêté la présente directive. »

C’était le 29 juillet 1991.

On s’en souvient, cette fameuse « loi de séparation » avait suscité nombre de protestations dans le monde ferroviaire. Plus d’un dirigeant de réseau ne voyait dans cette nouvelle disposition, calquée sur l’organisation d’autres moyens de transport, que des contraintes totalement injustifiées. En particulier la 91/440 semblait s’opposer à une gestion saine et directe des rapports étroits liant l’infrastructure ferroviaire, son entretien, les investissements qu’on lui consacre, et l’exploitation des trains, toujours évolutive et liée de près aux caractéristiques du réseau.

La prudence des rédacteurs de la directive, toute contenue dans le verbe « peuvent », leur évitera sans doute aujourd’hui d’être pointés du doigt. Au bout de vingt ans d’application plus ou moins laborieuse de cette séparation, sur un territoire comprenant à présent 27 pays, il devient possible avec le recul d’apprécier les effets de l’opération. Une étude effectuée dans le cadre de l’université de Leeds par Jeremy Drew et Chris Nash, Vertical separation of railway infrastructure – does it always make sense ? (2011), que nous examinons dans ce numéro [p. XX], conclut à la normande : « L’analyse ne montre aucune corrélation entre la séparation verticale et la croissance du trafic de fret ferroviaire ou celle de sa part de marché (deux indicateurs censés mesurer l’attractivité de l’offre ferroviaire auprès de la clientèle, en termes d’efficacité et de qualité de service)…La plus forte croissance enregistrée en trafic voyageurs dans certains pays ayant introduit la séparation verticale [Royaume-Uni, France et Espagne] ne peut être attribuée à celle-ci. »

L’idée de séparation verticale, très vite appliquée au Royaume-Uni comme base d’une privatisation généralisée du rail par des gouvernements conservateurs, mais maintenue par les travaillistes, fonctionne toujours selon son système inédit d’attribution de franchises. On lira dans ce numéro l’article de Guy Charmantier sur le Grand Central, ainsi que l’appréciation d’un voyageur d’aujourd’hui familier des chemins de fer d’outre-Manche. Mais en dépit d’un indéniable succès – le trafic voyageurs britannique, en 2010-11, aura été le plus élevé enregistré depuis 1920 en période de paix –, la séparation de base entre l’infrastructure et l’exploitation franchisée se traduit par des coûts importants, répercutés sur les tarifs. Le rapport de Sir Roy McNulty Realising the Potential of GB Rail, demandé en 2009 par le ministre Adonis, inquiet de l’escalade des coûts du système ferroviaire, rendu public le 19 mai dernier, atteste que les tarifs voyageurs pratiqués sont d’environ 30 % plus élevés qu’ailleurs. Les réformes proposées par Sir Roy n’hésitent pas à revenir sur des principes acquis. Il propose notamment une décentralisation de la gestion de l’infrastructure (l’apanage de Network Rail) de manière à permettre « que des compagnies opératrices privées et les dirigeants de l’infrastructure puissent travailler ensemble à un niveau régional pour régler les problèmes locaux ». Cette opération pourrait même aller jusqu’à donner à certaines de ces compagnies la gestion de leurs infrastructures locales : dans ce cas, plus de séparation ! Il est encore trop tôt pour savoir si des suites seront données au rapport McNulty par le gouvernement de David Cameron.

La notion de concurrence sur les rails, facilitée par la séparation mais également présente sur des réseaux intégrés (comme en Allemagne), fait aussi partie de l’idéologie prônée par « Bruxelles » depuis vingt ans. Mais autant les dirigeants de la SNCF, augmentation des péages aidant, jugent indéfendable la séparation infrastructure-exploitation, autant la concurrence sur rails semble à présent admise comme possible facteur d’émulation entre entreprises. À l’occasion des Assises du ferroviaire ouvertes le 15 septembre, David Azéma, directeur général délégué du groupe SNCF, a développé (*) sa vision d’un système ferroviaire reposant fermement sur des « acteurs-pivots » de taille critique, tels les opérateurs historiques SNCF et DB, légitimement rejoints sur leur terrain par des concurrents, cela à condition que l’infrastructure soit en bon état et correctement financée. L’objectif à terme : « un système ferroviaire européen dans lequel la présence d’acteurs forts et compétents [permettrait] à la fois à de nouveaux joueurs d’émerger et à ces acteurs de se contester suffisamment entre eux pour conduire à l’amélioration de la performance du système ».

Comme on le voit, la structure optimale du chemin de fer européen se cherche encore. En ces temps calamiteux pour la politique économique et les finances du vieux continent, des révisions déchirantes se dessinent çà et là du côté du ferroviaire : un peu moins de credo et de directives, un peu plus de pragmatisme ne nuiraient pas.

 

(*) Dans La Vie du Rail n° 3337, du 16 novembre 2011.